Quand on était gamin, on nous disait souvent de ne jamais faire deux choses à la fois. Comme on voulait nous discipliner un maximum (avant qu'il ne soit trop tard), on nous apprenait ainsi à nous concentrer sur une seule chose à la fois, non Nicolas, ne joue pas au foot dans le salon, devant la télé. On nous apprenait qu'à chaque temps suffisait sa chose, et vice versa. Progressivement, cela a fait de nous des êtres cloisonnés, incapables de faire ses devoirs d'une main en zappant la téloche de l'autre.

      C'est de là que peut naître ce que j'appelle "la frustration du puzzle".  Quand j'étais gamin, j'adorais faire des puzzles, même si je savais que je me confronterais tôt ou tard à la "pièce manquante". Parfois dès le début, parfois tout à la fin, il manque toujours une pièce, un morceau de ciel à la con ou de forêt de merde, qui vous empêche de terminer correctement votre puzzle. Maman refuse alors de vous en racheter un, finis celui-là, et on verra après. Vous voilà donc bloqué, frustré dans votre propre plaisir, dans l'incapacité de faire un autre puzzle tant que vous n'avez pas terminé celui-ci.

      D'un autre côté, vous apprenez la patience et le calme. Méthodiquement, vous épluchez toute la chambre, avant de retrouver cette saloperie de pièce sous le lit ou derrière la commode. Sur le coup, vous vous félicitez de ne pas avoir deux choses à la fois, puisque si vous aviez commencé un autre puzzle, vous vous seriez privé de la joie orgasmique de retrouver cette fichue pièce manquante. Vous vous jurez dès lors de tout faire à fond sans vous dévier de vos objectifs. Belle idée.

       Ce qui nous renvoie à l'excuse qu'on nous donnait à l'époque, tout le monde l'a entendue des milliards de fois: "si tu fais deux choses à la fois, tu n'en feras aucune correctement". Volonté de discipline, encore une fois, règle numéro 1: ne pas se disperser. Bien entendu, ce qu'on ne nous disait pas, c'était qu'il y avait une sorte d'échelle: autant il est compliqué de conduire tout en rédigeant un traité de physique quantique (en suédois), autant il est plutôt simple de marcher dans la rue en mâchant du chewing-gum.

         Seulement, force est de constater que la dispersion fait désormais partie de la vie de tous les jours. Peu à peu, cette histoire de "chaque chose en son temps" ou "ne fais pas deux choses à la fois" a volé en éclats... Il n'y a qu'à voir le nombre de personnes qui marchent en mâchant du chewing-gum, ou encore tous les gens qui font plein d'autres choses en conduisant, ou encore la diminution inquiétante des adeptes des puzzles.

      C'est dans l'air du temps, quoi, plus on est dispersé, et mieux c'est, chéri tu vas être contente, pendant qu'on faisait l'amour, j'ai repeint la table de nuit et changé l'ampoule au-dessus du pieu. Tous les corps de métiers sont concernés: médecins, ouvriers, enseignants, tous doivent désormais savoir faire au moins deux choses différentes. Bien entendu, tout le monde en a conscience, mais ceci a pris pour moi une tournure nouvelle cet après-midi, quand me promenant je tombe sur cette annonce:

    C'est pas génial, ça? Désormais, pendant qu'on vous fera la vidange de la bagnole, on en profitera pour réajuster un ourlet. Des mécaniciens en mini-jupes, le voilà le futur, on y est.